« Envolée », « explosion », « fuite en avant » : quand il s’agit de parler de la dette publique française, les superlatifs se suivent et se ressemblent. L’inquiétude des responsables politiques, économistes et observateurs est particulièrement de rigueur au terme d’une année 2020 marquée par une crise sanitaire inédite et une crise économique historique : un exercice qui aura enregistré une contraction sans précédent de l’activité en France et dans le monde, couplée à un certain nombre de dispositifs publics destinés à aider les particuliers et entreprises à accuser le choc. Résultat : la dette publique française a atteint, en 2020, 115,7% du produit intérieur brut (PIB), selon les chiffres définitifs présentés par l’Insee à la fin du mois de mars dernier.
Comme on pouvait d’y attendre, il s’agit là du niveau le plus élevé depuis 1949, selon l’institut de statistiques officiel. Fin 2020, la dette publique française s’élevait ainsi à quelque 2 650,1 milliards d’euros, alors que le déficit public s’établissait quant à lui à 211,5 milliards d’euros. En dépit du caractère astronomique de ces chiffres, ceux-ci n’en demeurent pas moins inférieurs à ceux sur lesquels tablait le gouvernement, qui travaillait sur des prévisions de dette avoisinant les 120% du PIB, et un déficit de 11,3%. En tout état de cause, la dette française dépasse donc, et de très loin, le cadre fixé par l’Union européenne, règles qui, bien qu’officiellement suspendues depuis le début de la pandémie, contraignent théoriquement les États membres de la zone euro à ne pas dépasser un ratio d’endettement supérieur à 60% de leur PIB.
Véritable litanie phagocytant le débat public depuis une trentaine d’années, la question de la dette publique est, en Europe, indissociable d’une approche budgétaire largement héritée du traité de Maastricht (1992). Sans que personne, ou presque, ne remette en cause la pertinence de cet étrange ratio dette/PIB, qui s’est peu à peu imposé dans le langage commun comme une loi d’airain.
Pourtant, certains estiment qu’il s’agit d’un indicateur mal défini, à l’image de Jérémie Jeausserand, avocat et membre de l’association d’entrepreneurs CroissancePlus, et Didier Marteau, professeur d’économie à l’ESCP. Rappelant dans une tribune publiée en 2017 dans Les Échos que « le rapport ”dette publique sur PIB” des fameux indicateurs de Maastricht, dont la logique technocratique impose qu’il soit inférieur à 60 %, est devenu l’un des principaux critères de classement des États au sein de la zone euro », les auteurs estiment que le culte du ratio dette/PIB expose au « danger d’une évaluation incorrecte de la performance des politiques publiques ».
Comparer des choux avec des carottes n’a guère de sens.
Quel est le sens économique de la comparaison entre le PIB, somme des revenus perçus par les agents économiques d’un État au cours d’une année, et le niveau de la dette nominale de ce même État ? », s’interroge-t-ils, rappelant par ailleurs que « le développement des obligations ”zéro-coupon” ou indexées sur l’inflation a cassé le lien entre la valeur nominale de la dette et le montant des intérêts, rendant caduque l’interprétation proposée de cet indicateur ».
Une analyse partagée par Éric Berr, membre du groupe des Économistes Atterrés et coauteur du récent livre « La Dette publique » qui écrit ainsi : « C’est un ratio absurde. On rapporte un stock total de dettes sur un flux, le PIB d’une année ».
Un indicateur qui n’indique d’ailleurs pas grand-chose : pour Olivier Blanchard, ex-chef économiste du FMI, « Avoir une dette à 60 % avec un taux d’intérêt à 10 % est une politique dangereuse, avoir la même dette avec un taux de 0 % ne pose aucun problème ».
Et Jérémie Jeausserand et Didier Marteau d’enfoncer le clou : « il est consternant d’observer que la performance des politiques publiques est aujourd’hui mesurée de manière aveugle par un indicateur mal défini et dont l’interprétation théorique conduit à des résultats différents selon l’hypothèse retenue ».
La démonstration est la même en ce qui concerne la politique monétaire :
Plus qu’à l’augmentation de la demande de crédit, les politiques monétaires accommodantes ont surtout participé à la création d’une ”bulle obligataire”, permettant aux États de profiter de la baisse artificielle des taux longs, en réduisant la charge d’intérêt dans le budget. Mais le risque d’éclatement de la ”bulle obligataire” est désormais une préoccupation sérieuse », avertissent les experts.
Enfin, les difficultés des États face à leur dette dépendent en réalité moins d’un pourcentage abstrait que de la capacité de ces mêmes États à pouvoir rembourser ou refinancer leur dette. Et, donc, de la bonne santé de leurs économies respectives. L’histoire est là pour le démontrer. Ainsi, l’Espagne a déjà été confrontée à une très grave crise de la dette, alors que son endettement était « seulement » équivalent à 70% de son PIB. De même, l’Argentine a traversé l’une des pires crises de son histoire alors qu’elle n’était endettée qu’à hauteur de 50% de son PIB. Et, à l’inverse, le Japon continue de sortir son épingle du jeu alors qu’il affiche un endettement monstre de l’ordre de 200% du PIB.
Quant à la Grèce, son ratio dette publique/PIB atteint en 2021 210%, mais ne suscite pourtant aucune inquiétude ! Dans un plan qualifié « d’historique » par Pierre Moscovici, alors Commissaire européen, la Commission européenne décida en effet, en juin 2018, d’accorder à la Grèce une période de grâce jusqu’en 2032 sur ses emprunts auprès du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) et d’allonger de 10 ans la maturité de ses emprunts auprès du Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF). Le ratio dette/PIB imposé par Maastricht tient donc davantage d’un mantra, voire d’une formule magique, que d’un indicateur réellement pertinent.